Dans les réflexes journalistiques plutôt agaçants, il y a l'usage abusif du terme "intemporel", que l'on peut trouver pour à peu près n'importe quel disque daté de plus de dix ans et n'étant pas ouvertement moqué. Inutile de dire que, pour Music for Airports, on le croise à tout bout de champ. Et là, nous ne sommes déjà plus dans la facilité d'écriture mais dans le contre-sens. Music for Airports n'est pas "intemporel", à entendre comme ce qui résiste à se fixer dans l'échelle du temps, il tout au contraire un disque qui fait date dans l'Histoire. Il est l'acte de naissance d'un genre pas commes les autres, l'ambient music, dont l'éthymologie revient à Brian Eno lui-même. L'ambient, très concrètement, c'est un tapis sonore où les beats sont absents. Son moteur philosophique est
son exigence à "s'adapter à de nombreux niveaux d'écoute sans en privilégier un en particulier" (Brian Eno, 1998). Cela implique que l'ambient doit pouvoir être musique d'accompagnement, musique-colorant, musique d'aéroport donc, et être capable dans un même temps de s'imposer comme musique de premier plan, récoltant toute l'attention son auditeur. Voilà pourquoi toute musique d'ascenseur n'est pas à référer à ce style.
Music for Airports se charge ainsi de lancer la machine ambient en quatre mouvements sobrement intitulés 1/1, 2/1, 1/2 et 2/2 et s'étalant chacun entre 8 et 16 minutes. Trois types d'éléments composent la musique: des claviers typiques du genre, des voix féminines synthétisées et le piano très minimaliste de Robert Wyatt. Les notes pleuvent par fines goutelettes, ne formant jamais à proprement parler des mélodies mais s'alignant avec harmonie, créant des climats assez indéfinissables et pourtant bien reconnaissables. Des climats hypnotiques.
Car, s'il y a une autre raison d'éviter de parler de ce disque comme d'une oeuvre intemporelle, c'est parce qu'il s'agit plutôt d'une musique "atemporelle". Je pinaille un peu, c'est vrai. Néanmoins le préfixe "a-" vient ici signifier l'absence pure et simple quand "in-" ennonce le contraire, un contraire qui a toujours besoin de la présence pour se référer (l'unité des contraires chez Hegel, pour la référence). Ce que cela veut dire plus simplement pour Music for Airports est qu'il transporte en dehors du temps, et que la surprise ne vient plus du fait qu'un morceau dure longtemps mais qu'à un moment donné il s'arrête. Pris dans un mouvement qui paraît sans limite, qui ne ne semble donc plus s'écouler et durer, la fin du morceau et le début du suivant viennent brusquement rappeler à l'ordre du temps, à la succession et pas à la répétition. Il s'agit là du seul défaut de Music for Airports, bien sûr incontournable, qu'il ne soit que l'illusion de l'atemporalité, rendu au réel du temps parce qu'il n'est qu'un disque et rien d'autre.
4.5/5
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire